... Comme après tout il n’y a pas impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour ou l’autre, d’ici dix ou vingt ans, totalement ou en partie, autant commencer par ces quelques directions scéniques. Il est essentiel que les tableaux se suivent sans la moindre interruption. Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Les machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du public pendant que l’action suit son cours. Au besoin rien n’empêchera les artistes de donner un coup de main. Les acteurs de chaque scène apparaîtront avant que ceux de la scène précédente aient fini de parler et se livreront aussitôt entre eux à leur petit travail préparatoire. Les indications de scène, quand on y pensera et que cela ne gênera pas le mouvement, seront ou bien affichées ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmes qui tireront de leur poche ou se passeront de l’un à l’autre les papiers nécessaires. S’ils se trompent, ça ne fait rien. Un bout de corde qui pend, une toile de fond mal tirée et laissant apparaître un mur blanc devant lequel passe et repasse le personnel sera du meilleur effet. Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de
temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie.
L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination.
PAUL CLAUDEL
note d'intention
LE SOULIER DE SATIN
de Paul Claudel
Version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf
Du 21 DÉC 24 au 13 AVR 25
Éric Ruf. Lors de la deuxième période de pandémie, nous nous sommes attaqués à l’intégrale de l’œuvre dans le cadre de notre programmation en ligne, n’ayant pas à convoquer le public un temps donné mais offrant une version complète à qui désirait la regarder dans un rythme qui lui appartenait. Antoine Vitez – je le sais par Gilles David qui faisait partie de sa mise en scène légendaire – avait procédé à certaines coupes en déclarant d’un geste désinvolte de la main mais avec une classe infinie : « L’intégrale reste à faire... » Dans le principe d’alternance de la Comédie-Française et l’occupation sans relâche du plateau, il n’était pas possible de faire ce pari – sauf dans cette version numérique, petit miracle des temps confinés. En revanche, il me semblait important de présenter un spectacle dans sa continuité et non par épisodes. Le plaisir pour le spectateur et la spectatrice d’une traversée, presque d’une apnée de 15 heures à 23 heures et quelques, entrecoupée de plusieurs pauses, est une expérience rare. Pour la Troupe, pour une comédienne ou un comédien, le plaisir et la rareté sont les mêmes. Claudel dit en introduction qu’il doute que cette œuvre soit donnée un jour, ce en quoi il induit une liberté de conséquence : la scène est le monde, c’est irreprésentable ! J’ai donc ôté certaines scènes qui ne sont pas essentielles à la compréhension et réduit un peu partout à l’intérieur du texte. Comme Shakespeare, Claudel est profus d’images même si je sais d’expérience que cette profusion n’est pas un luxe et que chaque coupe est douloureuse pour le jeu. Je sais aussi, comme à la lecture d’une boussole subjective, ce qui me touche dans l’œuvre et ce que je me sens apte à éclairer.
Éric Ruf. J’ai eu la chance de rencontrer Madeleine Marion lorsque j’étais élève au Conservatoire. Elle nous disait que ce qu’on appelle les « versets claudéliens » ne sont aucunement une langue liturgique et que le poète se méfiait tout bonnement des acteurs de la Comédie-Française capables d’enchaîner, jusqu’au point final, tous les mots d’une phrase comme une parabole ininterrompue. Au contraire chaque rejet à la ligne est le témoin d’une contradiction de pensée, d’une interruption dans le raisonnement, d’une pensée en marche discontinue. « C’est une langue de boyaux », nous disait-elle. Du théâtre. Du jeu. Mon rôle est de rendre la langue à son concret en se méfiant des « grandes eaux ».
Éric Ruf. C’est une œuvre fleuve qui a besoin d’acteurs et d’actrices exceptionnels en grand nombre. La Comédie-Française a cette qualité. Elle peut prendre en charge cette épopée. Antoine Vitez n’était pas administrateur général lorsqu’il a monté l’œuvre, je crois savoir qu’il a rêvé de reprendre le spectacle lorsqu’il l’est devenu par la suite. Il n’en a pas eu le temps. Me concernant, après plus de dix ans d’administration – autant que met la lettre de Prouhèze à parvenir à Rodrigue – c’est une manière de travailler une dernière fois avec la Troupe en grand nombre. La Comédie-Française traversant des troubles budgétaires, le réflexe serait de diminuer l’ambition artistique, je pense au contraire qu’il faut, dans ces cas, l’agrandir encore.
Éric Ruf. Le dénominateur commun est qu’on observe des parcours sur une vie entière. J’adore les pièces où les gens vieillissent ! Elles sont amples pour permettre cette déclinaison. Pour Le Soulier de satin, l’action se déroule sur près de trente ans. Pour nous qui ne nous reconnaissons pas sur des photos et qui sommes peu capables de savoir ce que nous représentons, ces épopées sont troublantes. Sur ce qu’une vie recèle de rédemptions ou de chutes, sur la compréhension et la commisération qu’on peut éprouver sur nos parcours plus sinueux qu’on ne se l’avoue, ces pièces sont magnifiques. J’aime diriger des groupes, que ce soit au théâtre ou à l’opéra. Et puis, c’est toujours une fête pour le public que de voir une troupe saluer, contrainte à se serrer dans le cadre de scène. Tant de gens et de travail pour une émotion espérée.
Éric Ruf. Un lien de conséquence. Dans le maelström de programmation/déprogrammation lié à la pandémie, au moment où nous pouvions travailler mais pas recevoir de public, nous avions la Salle Richelieu libre de toute répétition quatre semaines d’affilée. J’avais besoin de relancer les énergies après l’enregistrement intégral d’À la recherche du temps perdu et celui des Fables de La Fontaine. Le Soulier fait partie de ces sommes désirées et effrayantes. La Salle Richelieu a accueilli en 1943 sa création, mise en scène par Barrault. Quatre semaines pour les quatre journées que comportent la pièce, c’était réglé. Dans sa forme, le Théâtre à la table induit une préparation ultra-rapide et convoque des moyens plus que légers. En observant l’enregistrement de la première journée, j’ai rêvé que le public puisse y assister, tant la paupérisation du plateau correspondait au désordre, presque à l’impréparation voulue par Claudel dans ses notes liminaires : « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie. L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination. » La graine était plantée. Puis, l’arrêt du projet de la Cité du Théâtre en début de saison dernière fut violent pour qui y travaillait depuis de longues années, le pari du Soulier est rassembleur, donne le sentiment de relever un gant et de se projeter. Enfin, des travaux d’écoresponsabilité et de rénovation énergétique dans les ateliers de construction de la Comédie-Française ont amené à devoir penser un spectacle sans décor original ou, en tous cas, en inventant par recyclage de ce qui existe déjà, comme si on fouillait le passé. L’ensemble de ces contraintes a été fertile, comme souvent. Faire contre mauvaise fortune théâtre.
Éric Ruf. Cette réflexion part de cette contrainte fertile de ne pas avoir de décors et d’assumer le fait qu’une cage de scène nue recèle tous les mondes probables mieux que tous décors constitués. Je ne pouvais imaginer en revanche ne pas avoir de costumes. L’acteur costumé dans un espace nu est un rêve vilarien. Il porte son royaume avec lui. J’ignore si Christian Lacroix sait faire des costumes contemporains, je n’en doute pas mais je sais sa culture du costume historique, son geste, son plaisir, ses rouges arlésiens. Je ne pouvais, au-delà de notre fidélité commune, demander à personne d’autre de m’accompagner dans cette épopée. Comme dans un road movie, le personnage apparaît portant avec lui tout ce qui fait une existence, l’enfance et la patine, l’orgueil et les défaites. Avec Christian, c’est le théâtre qui est costumé et non juste l’acteur. « La scène est le monde », dit Claudel, « le costume le porte comme Atlas », répond Lacroix.
Éric Ruf. Il y a cette réplique de Doña Musique qui est pour moi une clé théâtrale : « C’est la joie seule et non l’acceptation de la tristesse qui apporte la paix. » Si on ôte à cette phrase son acception chrétienne, c’est une maxime, une loi presque pour tout interprète, quel que soit le répertoire travaillé. La Comédie-Française où je suis entré à 23 ans m’a tant apporté ; c’est bien sûr une pièce pour cette Maison profuse, ses ateliers et pour sa Troupe extraordinaires. Le compagnonnage est important dans ce métier et pour tout collaborateur, collaboratrice, travailler dans la Maison de Molière prend un sens, une efficience particulière. Il était naturel que je m’embarque avec celles et ceux dont le travail m’émerveille depuis tant d’années.
Propos recueillis par Chantal Hurault
pour les représentations de mars à juillet 2025
JEU 16 JANV à partir de 11h
achat des places aux tarifs Cartes 2024-2025
MER 22 JANV à partir de 11h
achat des places pour tous les publics individuels et les groupes
Sauf contrainte technique majeure, aucune place ne sera vendue aux guichets.
L’achat en ligne est vivement conseillé pour obtenir une réponse immédiate sur la disponibilité des dates des spectacles et du placement souhaités.
En raison du renforcement des mesures de sécurité dans le cadre du plan Vigipirate « Urgence attentat », nous vous demandons de vous présenter 30 minutes avant le début de la représentation afin de faciliter le contrôle.
Nous vous rappelons également qu’un seul sac (de type sac à main, petit sac à dos) par personne est admis dans l’enceinte des trois théâtres de la Comédie-Française. Tout spectateur se présentant muni d’autres sacs (sac de courses, bagage) ou objets encombrants, se verra interdire l’entrée des bâtiments.